Hureyya

Publié le par Qalawun

Si peu de choses me font autant rêver que la voix d'Oum Kalthoum. Enta 'Omri. Tu es ma vie. Rien d'autre que cette voix sent autant le café, le jasmin, le salloum fort et la pisse des chats du Caire. La clameur extasiée d'une salle de concert des années 1960. Enfumée. Le son lointain, un récepteur radio - il avait été neuf, un jour - les bruits des dominos, le brouhaha du Hureyya. Il y a là ce moustachu, près du pilier, à côté du comptoir des shishas qui attendent, qui me fait des oeillades. Le Hureyya, le café Liberté, a des vitres aux verres dépolis, pour abriter ceux qui s'y assoient regarder les jolis garçons en y buvant toutes les bières qu'ils peuvent. Le moustachu s'approche. J'ai 22 ans peut-être. La moustache, moi aussi, ce jour-là. Je fume ces cigarettes dégueulasses de l'Egypte des pauvres - les Cléopatras. Il m'empoigne le menton et fait glisser sa main sur ma joue. Je ne sais plus avec qui je suis. Des amis, je ne suis pas seul. C'est sa main qu'il embrasse, l'oeil qui en dit long - il s'en va, me regarde une dernière fois. Incroyable geste dans un café du Caire. Je me souviens à peine de son visage. Sa main sur mon menton. Audace fantastique de l'homme saoul, échappant à sa femme esseulée dans un immeuble de Sayyida Zenab, délabré. Silence, moment suspendu, mu'allaqa moderne, il s'en va dans son désert urbain, affectif. Arrêtons-nous et pleurons. La fuite. Il ira matter des bites dans les pissotières de Tahrir, la place si bien-nommée - Libération. Les néons du café sont la nuit blanche du Caire. Les mégots s'amoncèlent. Au sol, un chat renifle ce que méthodiquement je jette au sol, mes épluchures de pois chiches. Gamal al-dunya, la beauté du monde. Oum Kalthoum, je t'aime. Tes pieds dans la tombe de mes années orientales.

 

J'enchaîne les stellas aux étiquettes jaune soleil. Allons pisser dans ces pissotières qui débordent, bouchées. Encore ces épluchures de pois chiches qu'on crache à qui mieux mieux. De grands ventilateurs s'agitent paresseusement du haut du plafond. Un plafond encore plus haut que le mien. Ca crie. Des hommes s'engueulent. Je ne sais plus s'il y a des femmes. Et s'il y en a ce sont des putes. Quelles Egyptiennes viendraient regarder les soulards et renifler l'odeur de ce tabac pisseux? C'est un endroit magique. Si magique que tous les details se sont effacés. Ne restent que le moustachu, les bières et l'odeur. Où est-il, ce café? Sur une grande place, au sud de Mounira. La belle calligraphie en jali thuluth qui surplombe les fenêtres, le vieux reste khédivial. Farouq, ils ont rogné ton froc. Dehors. La chaleur poussiéreuse d'une nuit bruyante. Encouragée par toutes ces bières, ma sueur trempe ma chemise, mon pantalon me colle au cul. Je prends ma Datsun. Un vieux char cabossé vendu par le gérant de la pension Vienna. Une autre longue histoire. De temps en temps je retends un ressort pour continuer d'avancer. Fenêtres ouvertes, le bras dehors. La tête dehors, les narines écarquillées pour mon shoot africain. Je renifle le Nil.

 

Je file sur 26 July. Zamalek, Mohandissen, m'enfonce vers Giza. Les vendeurs de mouchoir de 3 heures du matin. Un richard en BMW me fait une queue de poisson. Tu le veux mon gros doigt, connard ? koss immak. Le zoo qui fait peur, la station essence où je me vois exploser, et la grande avenue Faysal, celle sur laquelle j'habite, qui mène au désert, aux grande pyramides, à mon doux taudis. Habiterai-je encore dans un endroit pareil? Le fond d'une impasse, un premier étage poussiéreux, au-dessus d'un commerce dont la seule activité est de plumer des poulets. C'est un grand trois pièces où l'on cohabite avec les cafards; comme dans tous les immeubles d'Egypte. Les cafards égyptiens sont égalitaires, non discriminant. La voiture dort souvent chez le garagiste, Muhammad. Un vieux barbu qui nous encule quand il peut. La voiture roule, c'est tout ce qu'on lui demande. Un weekend à Alexandrie on avait bien failli se foutre dans le décor. Mais c'était plus de peur que de mal. Rien à voir avec les routes sinueuses du Sinai, les camions fous, les nuits noires et sans phares, la fatigue et les braises écoeurantes des Cléopatras. Ces nuits d'enfer pour se réveiller dans le bleu de la mer rouge. Les pieds brûlés, le vent presque incandescent qui les nuits de pleine lune descend des montagnes et emporte tout sur son passage. Il est minuit, peut-être que c'est marée haute. Ce vent te sèche. J'ai vu la plaie d'Egypte.

 

Plus tard, ou quelques années avant, un jour d'été, sur le ferry vers la Jordanie, je m'étais endormi sur le pont du bateau. Peut-être le voyage le plus éprouvant de ma vie. Alexandrie-Beyrouth, via le Sinai et la Jordanie, sans vraiment d'argent, sans visa. Je me réveille sur le pont et je pense à Vendredi et les Limbes du Pacifique de Tournier. Or a Cat on a Hot Tin Roof, literally. Je regarde le bleu, les montagnes acérées de l'Arabie saoudite. Je suis seul dans ce ferry qui menace de sombrer sous la graisse de chameau et les mamas musulmanes en partance pour la 'umra. Je suis seul au milieu de centaines de gens inconnus. Et dans l'eau, qui m'effraient du haut du pont, des millions de sphères blanches, lévitant, magiques, parfaites, fascinantes comme cette scène d'Abyss. Les méduses. A cette époque là je suis noir, je passe ma vie dehors. Une vie d'ascète, un été hors-du-monde. Du sable dans les dents. J'écule mes chemises vichy, les rogne jusqu'à l'épuisement, les fume jusqu'à n'en plus pouvoir, je perds ma vie d'enfant. A cette époque là j'ai besoin d'être seul. Je rejoins le Liban pour me plonger dans les eaux d'une piscine de richards. Un camp privé sur la baie de Jounieh. Une marmaille riche avachie qui lappe ses glaces à la frèz. Première rencontre avec un iPod. Ca devrait m'aider à savoir en quelle année nous sommes. La Qadisha, la fierté des familles du coin. Je m'en vais de ce Liban-Californie. Il y a peut-être dix ans?

 

J'aimerais acheter une grande photo dans une silent auction, mercredi, mais je sais que je ne l'aurai pas car elle va partir pour des fortunes. C'est ennuyeux. Fric, fric, fric, où es-tu?

 


Publié dans Jour après jour

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R
<br /> Je repasse sur ton blog et relis.ce billet .... Ca fait si longtemps tout ça :  la DATSUN, les.cafards, le boulevard Faysal. Même dans mon camp à 10 000 km de là et quasiment 10 ans plus<br /> tard je peux sentir cette fumée de Cléopâtra, entendre Oum Kaltoum hurler dans les haut-parleurs du car Dahab-le Caïre et me voir.serrer les dents à chaque tournant lors de notre traversée du<br /> Sinaï à bord de notre fidèle Pitoune. Merci. Archives inestimables que.ce blog<br />
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