Hébron, triste histoire

Publié le par Qalawun

Un chant juif s’élève de l’autre côté des portes de bois. Deux hommes, ensemble, chantent pour rappeler la sainteté du lieu. Je les imagine tenant leur torah, sous leur talit, le bras et la tête ceints des phylactères. Les franges des talit doivent voler au rythme des cantillations. «Et l'Eternel dit à Moïse : Parle aux Enfants d'Israël et dis-leur qu'ils se fassent, de génération en génération, des tsitsit aux bords de leurs vêtements...» (Nombres, 15:37-38). Ces deux juifs, dont le chant est grave et beau, je ne les verrai pas. Ils sont pourtant à quelques mètres de moi. Au dessus de ma tête, un globe noir dans lequel vit une caméra. Elle voit tout ce qui se passe dans la pièce où je me trouve. Je suis dans le tombeau du Patriarche Abraham, al Khalil, l’ « ami de Dieu ». Sanctuaire des monothéismes. Le cénotaphe recouvert d’un grand velours brodé est visible par deux larges fenêtres. La première est dans la pièce où je me trouve. L’autre, dans la pièce des chanteurs. A angle droit, les deux fenêtres sont presque en vis-à-vis. Entre elles deux, une vitre blindée portée par une lourde armature de métal coupe tout dialogue possible. Comme s’il avait fallu séparer deux fauves. Le tombeau est une zone tampon mais polarise l’attention, exacerbe le conflit. Pourquoi ? Je cherche à apercevoir le fauve tapi derrière la vitre blindée, derrière la seconde fenêtre. Je me demande ce qu’il y peut y avoir dans son regard, moi qui suis de cet autre côté, si loin. Je ne vois qu’un pupitre de bois, personne ne passe, seule la voix. Dans la salle de prière attenante, dans la mosquée millénaire, Baruch Goldstein a tué 29 musulmans à l’arme automatique le 25 février 1994. Là, entre les tombes d’Isaac, de Rebecca, de Sarah et d’Abraham, devant le minbar de Nouraddin. Assommé avec un extincteur, la foule le battit à mort. Les violences qui s’ensuivirent firent 35 morts dans la ville. Je ne verrai pas ces juifs qui chantent, je ne verrai personne, l’Hébron historique est morte. Il pleut et le froid envahit toute la ville ce dimanche. Qu’est-ce qu’un dimanche de février à Hébron quand il pleut ? Ici, le virus s’appelle H2H1. La ballade y est anti-cathartique. Ces douleurs vues ne libèrent de rien, elles vous collent au corps, comme la boue sur votre semelle. La ville n’est ni fiévreuse ni grippée, la ville est presque morte. Il y a trois points de contrôle pour accéder au tombeau en l’espace de 150 mètres. Partout barbelés, grillages, M16 et soldats. Cette année, les soldats ne mettent plus en joug les visiteurs pendant le passage du sas. Voilà déjà longtemps que la plupart des commerces ont fermé dans H2, la « zone mixte », celle où colons et Palestiniens doivent cohabiter. Les portes des échoppes, vertes et lourdes, en fer, sont toutes marquées de graffiti d’étoiles de David. Œuvre des colons, terribles pied de nez à l’Histoire. Hébron s’endort pour des nuits de cristal. Une rue d’H2, où chaque deux minutes voient passer un Humvee ou une Jeep blindée, est entièrement taggée d’étoiles de David. Les balcons surplombant les boutiques palestiniennes, maisons arabes, sont des cages de métal, pour se protéger des jets de pierre. Carreaux brisés partout où un grillage n’a pas été posé. Nous passons à côté de l’école pour filles Qurtuba. La vidéo que j’ai vue il y a quelques semaines montrait comment les filles et leurs mères, à la sortie de cette école ne pouvaient descendre un escalier que j’ai monté que sous un feu nourri de pierres. Autre vidéo, celle qui a provoqué l’indignation et la honte d’Ehoud Olmert il y a dix jours, où Efrat Alkobi, la voisine colon de mes hôtes à Hébron, traitait de pute sa voisine palestinienne, derrière un épais grillage, sous le regard et l’inaction des soldats israéliens. Tout ça se passe à H2. Il faut passer un contrôle dans une sinistre cahute, observé par deux barbouzes armés jusqu’aux dents, puis être encore interrogé dans les rues par d’autres militaires pour pouvoir faire quelques mètres dans la zone. Des rues entières sont interdites de circulation aux Palestiniens, pourtant déjà enfermés dans leurs maisons, derrière leurs grillages, dans cette zone « mixte ». J’ai vu les pieds de vigne et d’oliviers tranchés jusque dans les jardins privés, j’ai vu les immondices jetées par les colonies sur les terrasses et les maisons qu’elles surplombent, j’ai vu les maisons assiégées par les colonies, et leurs accès interdits à leurs propriétaires, devant saisir la Haute Cour de justice de l’Etat israélien pour pouvoir décemment rentrer chez eux. J’ai vu les constructions spartiates des colons et les tourelles militaires gardées qui les protègent. L’odeur de la boue, du bois pourri et de la haine englue la petite colline de cette partie d’H2. Là, dans la maison où l’on prend le thé, un grand dessin où s’écrit en lettres rouges « Peace for Palestinians ». Dans un champ d’oliviers, une fiancée pleure son homme allongé, taché de sang. Des enfants jouent quant l’un est tombé sous les balles. Voilà ce qui décore le salon. Nous montons sur le toit. Là au dessus, les baraquements des colons, un mirador, des barbelés. Tout le haut de la colline est peuplé de juifs israéliens. Pierres et ordures sont quotidiennement jetées vers le bas. Hâter la venue du Messie que de coloniser Eretz Israel… Quel accueil au Messie. A H2, Eretz Israel n’est que le dépotoir boueux d’un totalitarisme. L’endroit est sordide en ce dimanche de février. Plusieurs milliers de soldats pour seulement quelques centaines de colons, 600 au plus. Cette chose n’a pas de raison d’être. Tant de vexations, d’énergies et d’argent perdus – occuper coûte cher – Prier ensemble n’est pourtant pas si compliqué. Comment ne pas se dire  tous les jours que les patriarches qu’ils vénèrent sont les mêmes. Faire la paix ? Va en Egypte si tu veux la paix, répondent les colons. Les colons d’Hébron sont parmi les plus intransigeants, les plus bornés, les plus égoïstes, les plus vénéneux. Les ruelles du souq déserté sont recouvertes de grillages pour protéger les passants. Le toit de grilles ploie sous les ordures jetées par les habitants des étages. A chaque étage, un drapeau israélien. Quelle mauvaise publicité pour cet Etat… La vieille ville d’Hébron est pourtant une merveille architecturale, une imbrication de maisons de pierre jaune, mameloukes, ottomanes. Ca sent le désespoir. Les Palestiniens d’H2 fuient. Notre ami et guide me dit qu’on n’a même plus à payer pour habiter dans la vieille ville, les loyers sont quasiment gratuits. Rendre la vie impossible est le pari gagnant des colons. Les gens ne se promènent plus seul, de peur d’être pris à partie. Grappiller, maison par maison, par la peur, avec le soutien à peine dissimulé des soldats, qui ne dit mot consent. Pas de voitures palestiniennes dans H2, interdit. On croise un grand car de touristes « Visit Hebron ». Mais que peuvent-ils bien se dire, ces « touristes », dans un paysage de tristesse, sale et stérile. Les treilles de vignes aux pieds coupés, les oliviers amputés,  les rues vides, les blindés, les tourelles d’observation, un tombeau des Patriarches où l’on est en prison. On sort d’H2, après qu’un militaire nous a interdit de continuer notre route pour raison de « stérilisation », allez comprendre…  Le marché du jour a laissé quelques traces de vie. On choppe un taxi pour rentrer sur Al Khader puis Jérusalem. Le chauffeur me demande si je sais ce que veut dire le mot ihtilal – occupation. Je lui réponds que oui, après ce genre de dimanches pluvieux de février. Sous le soleil du mois d’août, les ordures jetées ne sentent pas meilleur.

Publié dans Jour après jour

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
.
...
Répondre
M
Pas facile pas facile...heureusement que ya Tel Aviv...
Répondre
O
Comme toujours avoir les nerfs solides !<br />  <br />  
Répondre
M
Reviens vite en vacances à Paris histoire de souffler un peu ! Tes témoignages me filent toujours un de ces bourdons... C'est bien que tu le fasses néanmoins... Merci ! ;)
Répondre