Rue de Jaffa, les pauvres et le chat
Je sors du restaurant. J'ai trop mangé. Après le bisous d'au revoir j'enfile mon casque et mets Madonna, ça change un peu. Forbidden love. La rue Ben Yehuda s'offre à moi dans le sens de la pente. Ca tombe bien parce que, comme je l'ai dit, j'ai trop mangé. Des sortes de nouilles sautées au boeuf avec un verre de vin de Galilée. Je ne saurai pas s'il était cacher. J'aperçois la une de Public je crois. Delarue est en couv, nu comme un ver, beau mec, et je lis : "Delarue, rien à kasher". Perversion des esprits. Je descends tout seul les dalles de pierre et passe devant un vieux juif à kippa noire qui chante. Il y a toujours un vieux juif à kippa qui chante dans le coin. Il faut toujours qu'ils rivalisent de longueur et d'épaisseur de barbe. Elle est bien grise celle-là, touffue et inégale. Je n'entends pas ce qu'il chante, Forbidden love est un peu fort dans mes oreilles. Le bol avec quelques shekels est là, posé devant, bien maigrement rempli. Un pauvre vieux, pauvre tout court. Les vieux de Ben Yehuda font toujours pauvres et barbus. La dernière fois, le vieux, un autre, chantait du Joe Dassin. Incongru. Israël souhaite rentrer dans la Francophonie cela-dit. 20% de la population serait francophone... Les olims travaillent à la grandeur de la France et de sa langue. Allahu Akbar ! Je passe ma route, me disant intérieurement que cette pauvreté et la vieillesse méritent au moins quelques lignes nocturnes. Je passe la place de Zion. Un autre pauvre, qui lui ne change jamais ni d'endroit, ni de barbe. Il n'en a pas d'ailleurs. Mais il a une place toute particulière chez les mendiants de la rue de Jaffa. C'est l'amputé au crâne concave. Il n'a de cheveux que sur les bords d'une immense dépression crânienne, comme un grand bol à soupe. Je me demande à chaque fois ce qu'il peut bien lui manquer comme morceau de cervelle. Et surtout comment ça lui est arrivé. Il a la peau du crâne tachetée. Il enfile son bonnet. La calvitie donne froid. Son bol à shekel est aussi maigrement rempli que celui du vieux chanteur. Je passe mon chemin. Quelques mètres plus loin, c'est un autre amputé des deux jambes sur un matelas, emmitouflés sous des couvertures. Lui aussi est toujours là. Seuls les vieux font un roulement. Une sorte de shift, mais pas les trois 8 non plus. Une fois, l'homme couché a saisi la jambe d'une passante qui marchait devant moi. Comme pour la lui voler. Il a grommelé quelques trucs en hébreu. Elle a eu un mouvement de recul, puis a du se dire qu'elle le connaissait, l'homme couché, l'amputé de la rue de Jaffa. Aucun shekel n'est tombé. La rue de Jaffa c'est aussi ça, des vieux, des moches, des pauvres, des boutiques à bagels et des M16 en bandoulières sur les torses des militaires. Je suis passé devant une boutique de baskets. Dire que le modèle de Nike un peu montantes que j'ai vu me plaisait beaucoup est-il hors de propos ? Je n'ai lâché aucun shekel, ni pour les Nike, ni pour le vieux, ni pour l'amputé, ni pour le bol à soupe. J'ai pourtant des frissons à chaque fois que je vois son fauteuil roulant. Le même frisson qu'on a parfois à la vue d'une grosse coulure de sang. De toute façon, j'ai les poches vides, me dis-je pour conforter ma bonne conscience. Un énorme matou noir et blanc se cache sous une voiture quand je quitte la rue de Jaffa. Sous sa voiture de Corée, le gros chat me regarde passer. Aucun vieux, aucun pauvre pour le chat solipsiste. Il a froid lui aussi. Cette nuit, j'ai encore froid en rentrant. Je le sais parce que j'ai les mains bien enfoncées dans les poches de mon pantalon. Je n'ai toujours pas fait réparer la fermeture éclair de mon blouson. Dure journée de travail. Fatigué.